Services secrets [PV]

Les mains dans les poches, un homme arpente les rues de Formia. Les soleils d'Autremonde sont sur le point de se coucher - l'un a déjà disparu à l'horizon. À grands renforts de baillements, les brillantes sortent peu à peu de leur sommeil diurne pour les remplacer dans l'éclairage de la ville. Rouges, bleues, jaunes, elles lui donnent des airs irréels, comme si les passants nageaient en plein rêve. Parlons-en, des passants. Ils sont nombreux, on dirait que l'heure tardive ne les dérange pas. Des jeunes surtout, des fêtards, des gens qui rentrent tard de leur travail, une mallette à la main et l'air pressé. Formia n'est pas la deuxième plus grande métropole du Lancovit pour rien. Il y en a des choses à voir, des gens à rencontrer, des tavernes fameuses à visiter.

Notre homme ne prête cependant aucune attention à ce qui se passe autour de lui. Il n'aborde personne, refuse en pressant le pas quand on lui demande une pièce ou une cigarette. Sa capuche est rabattue sur son visage. Il n'a rien d'intéressant à première vue : pas très grand, pas très musclé non plus, des vêtements banals. Il tourne à gauche et s'enfonce dans des rues de plus en plus étroites. Il ne croise plus personne désormais. Enfin il ralentit le pas, hésite une seconde, jusqu'à s'arrêter sous l'enseigne d'une ancienne auberge, dont le gérant a mis la clef sous la porte depuis longtemps.

La pluie se met à tomber. Il se réfugie sous le petit porche du Vieux bouc, qui devait bien porter son nom, étant donné l'odeur qu'il dégage. D'un geste, il retire sa capuche, révélant des cheveux blonds qui tirent vers le brun, un menton pointu et des traits anxieux. Si quelqu'un passait dans la rue à ce moment-là, il pourrait croire qu'il s'est simplement arrêté en attendant que la pluie passe ; mais pour un observateur attentif, il est manifeste qu'il attend quelqu'un.

Ce quelqu'un, Keylo le connait vaguement. Il a déjà vu son visage, il se rappelle de son prénom, mais il n'en sait pas plus sur le dénommé Mike. Il s'en moque, à vrai dire. Il a juste envie de terminer ce qu'ils ont à faire au plus vite. Catégorie C. Ça, il ne s'y attendait pas. Il effectue plutôt des missions de catégorie D voire E, d'habitude. Enfin, il devrait se réjouir. Vu l'intitulé de la mission, il rapporterait sûrement des informations intéressantes. Peut-être même que cette petite hausse de niveau est une marque de confiance de la part de ses supérieurs, ce qui ne peut être qu'une bonne nouvelle pour l'exécution du plan. Mais Keylo n'est pas tranquille. Il ne l'est jamais, c'est sûrement pour ça qu'il a survécu aussi longtemps dans ce milieu. Alors il patiente en jetant des regards des deux côtés de la rue de temps à autre, appréhendant l'arrivée de son partenaire.

L'odeur de pluie emplit ses narines à chaque fois qu'il inspire. Pourquoi est-ce qu'il n'existe pas de sort pour changer le temps qu'il fait ? On devrait en inventer un. À regret, Keylo abandonne ses considérations météorologiques pour observer l'homme qui venait de lui adresser la parole. Oh, un vieux. Peut-être qu'ils n'ont que quelques années d'écart, mais la barbe le vieillit. Enfin, on ne peut jamais vraiment évaluer l'âge de personnes pratiquant la magie.

Le blond hoche la tête pour confirmer son nom. Roule des yeux au ciel (une manie qu'il a attrapé il ne sait où) en entendant la remarque de son ainé.

- Je suis parfaitement détendu. Je caille, c'est tout, se justifie-t-il en ouvrant la marche. Bonjour, au fait, parce qu'il faut bien être poli.

Il se doute que l'autre n'est pas dupe quant aux raisons de son allure de névrosé hyperactif. Mais il faut bien se donner une contenance. S'il savait... Mais non, mieux vaut ne pas réfléchir à ces choses-là maintenant. C'est peut-être parce qu'il est un peu superstitieux, mais Keylo est persuadé que s'il pense trop fort à quelque chose, sa tête bouillonnera tellement que les personnes autour de lui pourront entendre ses pensées. D'accord, dit comme ça, on dirait une peur de petit garçon ; alors disons qu'il préfère se concentrer sur sa mission.

Cette fois, il cherche à s'appliquer. Si bien qu'il a appris l'ordre de mission par cœur, avant de le jeter au feu. Il n'a peut-être pas beaucoup de neurones, mais quand il veut, il sait les faire fonctionner. Et puis il est doué pour ça, apprendre les choses par cœur. Tant qu'on ne lui demande pas de trop réfléchir.

Ils arrivent rapidement au pied de l'immeuble où réside Ash’el Mely’e’en. (Un elfe sûrement, vu l'excentricité de l'orthographe. Ne lui demandez pas de le prononcer.) Il a repéré les lieux un peu plus tôt. Il ne sait pas s'il s'agit de la résidence principale du personnage ; en tout cas, c'est celle qui est notée dans l'annuaire.

- T'es le plus âgé, alors je suppose que c'est toi le chef. T'as un plan ?

Certains penseraient qu'il lui parle un peu trop familièrement, pour quelqu'un qu'il vient de rencontrer. Dans ces cironstances, surtout. Mais il n'y peut rien, c'est naturel chez lui. Avec un peu de chance, ça aidera à établir une certaine confiance entre les deux hommes. S'il y a une chose dont Keylo n'a vraiment pas besoin, c'est d'éveiller les soupçons.

Patentée. Pourquoi est-ce que l'image de Lisa lui vient à l'esprit à ce moment-là, Keylo n'en a aucune idée mais il s'en serait bien passé. Il hoche à la tête en écoutant l'analyse de Mike. Il aime bien son ton, tranquille et réfléchi, à l'opposé de la condescendance. Le type n'a pas l'air d'un mauvais bougre. Dommage.

- Les brillantes sont déjà debout, il fera nuit dans une demi-heure au maximum. Si tu veux vraiment la faire à la patentée, j'ai bien un plan, mais on va avoir besoin d'un tapis. Entre autres.

Ils s'éloignent un peu, pour ne pas attirer l'attention sur eux en rodant trop autour de la résidence.

- Le portail a l'air beaucoup trop protégé pour qu'on passe par là. Et comme tu l'as fait remarquer, il y a les chatrix. Je suis sûr que si on utilise n'importe quel moyen magique, on va se faire tomber dessus. Si on passe par les airs, en revanche... On pourrait sauter d'un tapis en parachute et atterrir sur le toit. Il hausse les épaules, pas très convaincu par son propre plan. C'est juste une idée.

Il n'a pas encore réfléchi à comment ils entreraient dans le bâtiment une fois sur le toit, mais c'est un début. Enfin, à condition que Mike approuve son plan, que son auteur lui-même trouve fantaisiste. Il leur faudrait un tapis volant - loué ou volé, peu importe -, deux parachutes et surtout éviter de trop réfléchir. Parce que si jamais ils échouent... Non, ils vont réussir, ce n'est ni leur première ni leur dernière mission. Ils vont la remplir dans les règles, et avec un peu de chance Keylo pourra monter en grade et retirer deux ou trois choses de ce fameux Mely’e’en.

- Aucun problème, je sais conduire, je rassure Mike après avoir approuvé le plan.

Le mec se trimballe avec un tapis dans sa poche (ça prend de la place, faut pas croire), mais il est incapable de le piloter. Il l'a volé, ou quoi ? Je suis à deux doigts de faire une remarque, mais je voudrais pas qu'il se sente insulté. Non mais c'est pas ce que vous croyez, j'ai pas envie d'être son pote, je sais bien que je risque d'avoir à le buter plus tard. Simplement, quitte à faire une mission avec lui, autant qu'elle se déroule dans les meilleures conditions possibles.

Je m'installe au volant et aussitôt je prends mes marques. C'est pas mon mode de transport le plus fréquent (j'ai la chance d'être assez puissant pour maitriser les Transmistus sur longue distance, alors je m'en sers), mais c'est bien pratique à la campagne, là où il n'y a pas de porte de Transfert et où les flux de magie sont instables.

- Les parachutes se trouvent sous les sièges, normalement.

Le mien y est, en tout cas. Bah oui, il y a des parachutes dans les tapis, c'est la loi. Comment vous pensez qu'on survivrait aux accidents, sinon ? On attend que la nuit soit complètement tombée, puis je fais décoller l'engin après avoir actionné la fonction d'invisibilité - faudrait pas qu'un tapis de police nous repère. La luminosité est pas idéale, avec les brillantes à chaque coin de rue, j'ai peur qu'on nous voie descendre. Ça y est, j'ai stabilisé le véhicule au-dessus de la maison ciblée. Sur pression d'un bouton, le toit du tapis se retire pour laisser place au ciel parsemé d'étoiles solitaires. Les lunes sont cachées par des nuages denses. Pour la discrétion visuelle, ça devrait le faire. Heureusement que le tapis ne fait pas de bruit.

Bien, c'est le moment. Mike et moi enfilons nos harnais - quelques réglages au niveau des cuisses et c'est bon. C'est pas la première fois que je saute, et la hauteur n'est pas très impressionnante, mais je peux pas m'empêcher d'appréhender. Cela dit, c'est l'excès de prudence qui m'a gardé en vie jusque-là, alors je suppose que c'est une bonne chose. J'espère quand même que le vent ne nous poussera pas sur un autre toit, ou pire, droit sur les chatrix. Par chance, il n'y a pas une brise, et les parachutes sont ensorcelés de manière à ralentir automatiquement à l'approche du sol, ainsi qu'à permettre de contrôler l'atterrissage - mais on ne sait jamais.

Sans un mot, on se positionne au bord du tapis - c'est plus le moment de tergiverser - et on saute. Je déploie mon parachute aussitôt, tandis que les immeubles et les avenues en bas se rapprochent de plus en plus vite. Je commence à penser qu'on aurait dû utiliser une échelle. Ralentis, espèce d'engin de malheur, tu vois pas qu'on va se ramasser si on continue à cette allure ?! On va s'écraser contre le toit, basculer dans la cour et ensuite les chatrix dévoreront nos corps à l'agonie. Comment ça j'imagine toujours les scénarios catastrophe ? Laissez-moi paniquer comme je veux ! On aurait vraiment dû utiliser une échelle. Dire que je pensais avoir fait des progrès dans ma connerie. Ah !! Le parachute ralentit enfin. Je suis sauvé. Mike aussi - heureusement qu'il fait nuit, s'il m'avait vu paniquer j'aurais eu l'air bien con.

Le toit de l'immeuble approche maintenant tout en douceur. Je peux voir chaque tuile et chaque... non, regarde pas les chatrix brolk. Mon pied accroche la cheminée - ça y est, je me suis posé. La toile se dégonfle puis se range toute seule dans le sac de mon harnais - je ne sais pas comment ils font, les nonsos terriens, mais pour nous c'est bien pratique.

J'avise vers la fenêtre que Mike a repéré tout-à-l'heure. Avec précaution, je descends vers elle tel un ninja concentré. Eh regardez les mecs, j'aurais pu faire Voleur Patenté ! Ah non, c'est vrai, il n'y a personne pour me voir. Sauf Mike, mais je ne pense pas qu'il soit très intéressé. Alors, cette fenêtre. J'y avais pas réfléchi. Bon eh bien, on va pas s'emmerder, adieu la vitre. Un sortilège et elle a disparu. Pendant une seconde terrible, j'ai le vif sentiment qu'une alarme va se déclencher, mais tout reste silencieux. Mely’e’en doit avoir trop confiance en ses murs et ses bêtes féroces. Il n'a pas tort, je ne vois pas de simples cambrioleurs prendre autant de risques que ça.

Ça y est, je suis entré après avoir ouvert la fenêtre de l'extérieur. La lumière des réverbères à brillantes éclaire une chambre vide, richement décorée. Mike entre à son tour et je me tourne alors vers lui.

- Je suppose qu'on peut appeler ça une opération réussie, chef, je murmure. D'après ce que j'ai entendu dire, il vit seul. On fait quoi, on se sépare pour le choper ?

C'est parti ! À partir de maintenant, nous devons nous montrer à la fois prudents et efficaces. Je me sens comme dans Mission Impossible. Et non, je n'ai pas vu l'ensemble, mais je fais semblant d'avoir la référence pour me la péter. Ne me jugez pas.

Tel Fred dans Scoubidou, Mike a donc choisi de se séparer pour chercher des indices. L'efficacité contre la prudence. Je note avec soulagement qu'il ne tue pas l'homme qu'il vient d'assommer. Je ne fais donc pas équipe avec un psychopathe, simplement avec un soldat qui exécute les ordres, aussi terribles soient-ils, tout en gardant un certain respect pour la vie.

Nous partons donc chacun de notre côté, non sans avoir échangé nos numéros de boule de cristal. Ce sera quand même plus pratique pour avertir l'autre, quand l'un de nous aura trouvé la cible. Ou pour tout autre événement nécessitant d'être rapporté.

Avant de partir, je prends soin de cacher le corps de l'homme assommé dans un placard à balais. Je lui lance aussi un Assommus pour faire bonne mesure. On ne sait jamais, au cas où il se réveillerait un peu trop tôt.

Alors, voyons un peu. Il fait sacrément noir ici, dites donc. On n'y voit pas à deux pas. À force de déambuler dans l'immeuble, qui fait plus office d'hôtel particulier, je finis par tourner dans un couloir où de la lumière filtre à travers une des portes. Prudent, je regarde à gauche, puis à droite et je toque trois coups. Une voix d'homme me répond.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

C'est peut-être lui. Comment savoir ?

- Alfred, c'est toi ? Je te préviens, si c'est toi, tu vas m'entendre, s'agace l'inconnu au bout de quelques secondes de silence.

Des bruits d'eau se font entendre de l'autre côté. Il doit être dans son bain. Et donc dans une position vulnérable. C'est le moment ou jamais d'agir.

Je me lance un sortilège d'invisibilité - je ne les maitrise pas beaucoup, alors on voit toujours une forme diffuse dans l'air, mais au moins on ne peut voir ni mon visage ni mes vêtements. J'ouvre la porte brusquement après l'avoir déverrouillée avec de la magie.

À l'intérieur, l'homme est sorti précipitamment de sa baignoire pour attraper une serviette, magie activée. C'est un elfe aux traits fins et aux longs cheveux blonds, avec une boucle d'oreille argentée. Rapide, il me lance un jet de magie en criant : « Feu-Mage ! » et j'ai juste le temps de plonger à droite, mais trop tard, je me prends le sortilège au bras, où je ressens désormais une brûlure cuisante.

Je réplique par un Pocus, que le type reçoit en plein torse. Il bascule en arrière et tombe dans son bain à grands renforts d'éclaboussures, avant que son corps ne se rigidifie. Il est maintenant coincé dans une position absolument ridicule. Ses genoux et ses bras sont levés, et une expression d'effroi est restée figée sur son visage.

Je le sors du bain en le faisant léviter, avant de le couvrir d'une serviette, histoire de lui conserver un semblant de pudeur et de dignité (non OK, ça c'est trop tard). J'espère que personne n'aura entendu notre boucan.

J'envoie un message précipité à Mike pour le prévenir que j'ai coincé un type qui ressemble à notre cible, dans la salle de bain de l'aile droite de la résidence.