Garçon ! Une autre breubière...

Voilà un bout de temps que je n'avais pas vu Tingapour... La dernière fois, j'avais admiré les pas téméraires d'une funambule qui se donnait en spectacle en pleine rue pour un pari... J'avais un peu discuté avec elle, d'ailleurs. C'était amusant ! J'ai envie de sourire en y repensant. Mais je ne vais pas au cirque, aujourd'hui. Il est temps pour moi de rentrer au Quartier Général des Ombres. Ma mission est terminée et le Sangrave est mort. Voyons, où est cette Porte de Transfert que je prends d'habitude... Je ne me retrouve jamais ici, c'est vraiment trop grand ! Je me perds un peu puis je crois reconnaitre une rue. Mais quand j'interroge un passant, j'apprends que mes pas m'ont menée vers une direction totalement opposée à celle que je voulais prendre. Zut. Oh, mais ! je n'ai pas rêvé, je connais ce quartier. Cette enseigne, je la connais même très bien. La Toda Casa ! J'ai marché jusque-là inconsciemment. Effectivement, c'est très loin de la Porte. Bah, au point où j'en suis... Je n'ai qu'à aller y jeter un œil. Juste pour me rappeler. C'est là que j'ai rencontré Sanzô pour la première fois. Sai aussi, tiens, puisque c'était notre lieu de rendez-vous, mon premier contact avec l'organisation des Ombres... Bref, ce bar est un vrai monument pour moi. Même s'il y a mieux en matière de restauration, j'y suis attachée.

J'ai entendu dû dire que ce ne sont plus les Toda qui tiennent la taverne. Il serait arrivé un accident à Akio, quant à Sanzô... Bon, déjà qu'il n'a jamais été un barman très sérieux... Voilà des mois qu'on n'a plus entendu parler de lui. Je l'ai même remplacé au sein des Ombres. Dire que ce crétin m'a embrassée ! Ou plutôt, il a essayé. Et maintenant... Où es-tu, Sanzô ?

Je pousse la porte du bar. Il règne une ambiance de bon vivant à l'intérieur. J'aime bien. Je quitte mon gilet : il fait chaud, ici. Je prends place à une petite table.

-Garçon ! Une autre breubière...

Non, ce n'est pas un dépressif venu se saouler pour oublier une quelconque tragédie personnelle qui vient de dire ça. Regroupés autour d'une table voisine, quelques fortes têtes s'affrontent dans un concours : le Championnat Mondial du Plus Grand Buveur de Breubière ! Attention, attention, mesdames et messieurs ! Les paris sont lancés ! Qui remportera la Coupe de la Choppe d'Or ? Attention, celui qui rend le contenu entier de son estomac en premier a perdu !

Je détourne mon attention des ivrognes pour lancer au serveur :

-La même.

Je patiente pendant un bon moment. Je n'aurais peut-être pas dû venir ici... Il y a beaucoup de clients, le serveur que j'ai interpellé est débordé. Pauvre chou. Sa tête ne me revient pas. Trop gringalet à mon goût, peut-être. Bon, elle vient, cette breubière ? Je me mets à rêvasser et à me demander quel serait le meilleur client de la taverne à qui faire les poches. Pas celui-là, ses vêtements sont trop pauvres. Pas lui, c'est un elfe, il me repérerait tout de suite. Celui-ci... Pas mal, mais peut-être trop musclé. Je risque de me prendre une grosse gifle si on me voit. Lui... Oui, il ferait l'affaire. ...Quoi ? Oui, je suis irrécupérable, et alors ? Ma bourse est vide !

On finit m'apporte un verre que je gratifie d'un vague «Merci...». Je bois une gorgée distraite. À l'autre table, je viens d'en remarquer un moins con que les autres. Ou en tout cas, qui en a l'air. Un beau gosse aux cheveux blonds et à l'odeur délicieusement inhumaine...

Un des "compétiteurs" a dû remarquer que je les regardais, car il me propose de les rejoindre.

-C'est un défi ? je demande avant de répondre.

-Ouep, répond l'homme, déjà rouge.

Ma faible considération vis-à-vis de ce jeu se bat contre mes principes - qui consistent à ne jamais refuser un défi. Et puis, je n'ai pas non plus envie de terminer pompette... Ça me serait alors difficile de retrouver le chemin du QG. Je remarque tout de même qu'il y a des crédits-muts sur la table. Oho... Ça, c'est un bon argument pour accepter le défi.

-Et qu'est-ce que j'ai si je gagne ?

-On mise chacun un crédit-mut argent et le vainqueur gagne le tout.

Je parcoure la table du regard. Elle est grande, il doit y avoir une cinquantaine de participants. Mais j'ai l'impression que la moitié sont déjà hors-jeu. Cinquante crédits-muts argent, c'est une jolie somme... Je fouille dans mes poches. Je n'ai pas de crédit-mut argent mais quantité de crédits bronze. Je compte mes pièces. Sachant qu'un crédit argent vaut douze crédits bronze... C'est bon, le compte y est. Je sors mes douce pièces de bronze et les tend à l'homme.

-J'en suis.

Ce n'est pas difficile de deviner que cet ivrogne pense que je n'ai aucune chance de gagner et qu'il ne voit en moi que de nouveaux crédits-muts en jeu. Si jamais je perds, je pourrais toujours m'arranger pour récupérer mon argent... voire plus. Oui, bonne idée.

Il n'y a plus de chaises libres autour de la table, alors je tire ma chaise et m'installe à côté du blond. C'est le seul qui a l'air sobre. Son odeur est décidément curieuse. Je suis certaine qu'il n'est pas humain, mais je n'ai jamais senti ça auparavant.

-Salut ! Tu tiens bien l'alcool, on dirait !

Je lance un regard éloquent vers les autres "concurrents". Ils ont le visage rouges, pâles pour certains - surtout ceux qui reviennent des toilettes. Le patron doit récolter une jolie somme... J'espère que mon entrée en matière n'a pas trop découragé le blond de discuter avec moi. Je n'ai pas trop envie de me contenter de la compagnie des ivrognes en attendant mon tour. Et puis, faut avouer qu'il est vraiment beau gosse...

Sa nature ? Il est donc bien inhumain... Mais qu'es-tu donc ? Je ne reconnais pas cette odeur. J'avais donc raison en pensant que ce type n'était pas humain. C'est curieux. J'ai croisé des individus de toutes sortes de par le monde et je pensais les connaitre tous. Mais je n'ai jamais rencontré cette race. Son apparence est humaine, pourtant. Mouais... Je sèche. Je réponds distraitement, louchant sur les crédits-muts qui trônent au milieu de la table.

-On verra bien.

Je n'ai jamais pris de cuite à une soirée. Ce n'est pas parce que je tiens bien l'alcool ou parce que je bois avec modération, c'est plutôt parce que je ne suis jamais allée à aucune fête de ce genre. On avait pas tellement de temps pour ça, sur le Continent Interdit. Et ça n'a pas changé depuis. Je suis une vagabonde, une solitaire, et même si je me définirais comme une fille avec un tempérament sociable, je n'ai pas vraiment de potes. Ou des potes bizarres. Ce qui est normal, quand on regarde le genre de vie que je mène.

Je cesse de zieuter la monnaie et je me tourne vers l'inconnu. Il a les yeux verts. C'est mignon. Je connaissais un type avec les yeux verts, au Continent Interdit. On le remarquait parce que pratiquement tous les hommes de là-bas sont typés bruns, yeux marron et peau bronzée - il parait que nos lointains ancêtres de la Terre venaient d'un pays chaud. Et lui se pointait avec ses cheveux blonds et ses yeux verts. Ses parents venaient de l'extérieur. À l'époque, on ne savait rien du reste d'Autremonde. Moi, je l'aimais bien, ce gars-là. Mais je ne l'ai plus revu depuis des années.

Je m'apprête à demander au garçon quelle est donc sa nature quand je sens un poids sauter sur mes genoux. Ça a des poils, c'est gris, c'est vivant... Je laisse échapper une exclamation de surprise. Au début, je crois que c'est un chat - un petit chien à la limite - mais en regardant plus attentivement, je me rends compte que c'est un raton laveur qui vient de me sauter dessus avec toute l'affection du monde.

Je caresse gentiment la créature et souris au garçon :

-C'est à toi ? Il est mignon !

Je croyais que ce type n'était pas humain. Et il n'a pas non plus l'air elfe, vampyr ou je-ne-sais-quoi. Pourtant, il a un Familier... Peut-être un sortcelier qui a bu un truc pour rester sobre et qui lui donne une drôle d'odeur ? D'accord, cette hypothèse est tordue. Mais on ne sait jamais ! N'y tenant plus, je le questionne, curieuse :

-Ta nature ? Tu es quoi, au juste ?

Euh... Aucune idée. Je ne suis pas très douée aux devinettes. Je donne ma langue au chat.

-Tu es, tu es... Attends, je vais trouver.

-Hé, le champion démoniaque ! C'est à ton tour, et après à la p'tite demoiselle !

Je mets du temps à faire le lien entre "le champion démoniaque" et le garçon aux cheveux blonds. Que... Quoi ? Démoniaque ? Ce n'est ni un Diseur, ni un elfe, ni un vampyr, ni... C'est un démon ! Comme ces monstres qui ont envahi la Terre il y a de cela des milliers d'années. Je le fixe maintenant avec un mélange d'horreur et d'incrédulité. Mais... Les démons ne sont pas censés être d'horribles créatures avec des tentacules et des yeux pour dix ? J'ai entendu parler de la terraformation des planètes des Limbes et de la création de démons humanoïdes, mais je n'y croyais pas vraiment. On entend de ces rumeurs, parfois...

Le choc de cette révélation doit se voir sur mon visage, parce que je n'aime pas beaucoup la façon dont le... le démon me regarde à présent. Je me sens stupide. Je n'ai pas envie de lui faire de peine. Après tout, il a l'air d'être un type sympa. Je ne devrais pas me fier aux vielles histoires sur ces prétendus monstres, inspirées par une guerre antique qui ne concerne même pas mon peuple. (Ou alors, de très lointains ancêtres.) Et puis... Il est quand même vraiment beau gosse.

-Allez, grouille !

Je prends soudain conscience de la vingtaine de regards rivés vers moi et me rends compte que c'est mon tour. Je bois mon verre en plusieurs gorgées. Le... le démon a bu son verre cul sec, lui. À présent, je comprends pourquoi il disait que sa nature le rend insensible à l'alcool. J'ai déjà entendu dire que ces boissons-là n'ont aucun effet sur eux - contrairement à l'eau de mer, car ils sont... Comment dit-on, déjà ? "Aqualics", je crois.

Moi, par contre, je sens que je ne vais pas tenir longtemps à ce rythme. J'ai déjà bu un verre et celui-ci ne sera pas mon dernier si je veux continuer à jouer. Je bois la moitié de mon verre et, une fois que les ivrognes se sont détournés de moi, je vide discrètement le reste sous la table. Personne ne m'a vu... Sauf peut-être le démon. Zut. Je l'avais presque oublié, celui-là. Je me tourne vers lui, gênée. Pas vraiment à cause du verre - ça, il peut se le mettre où je pense - mais parce que je l'ai regardé bizarrement et même vulgairement quand j'ai compris qu'il était un démon. Ça a dû le vexer. Mars, la "ratonne-laveur", est toujours sur mes genoux. Elle a l'air agitée. Je la caresse pour l'apaiser et m'exclame :

-Un démon, hein ? Je ne savais pas qu'ils étaient aussi beaux.

Mes joues s'empourprent, mais je sais que c'est à cause de l'alcool.

-Enfin, tu vois ce que je veux dire...