Les humains comme toutes les autres races sont semblables. Des frères, des sœurs. Chacun a un caractère différent, chacun possède sa propre histoire, commet ses propres erreurs, se vante de ses propres victoires. Mais malgré ses désirs les plus sombres, un homme refuse toujours de mourir. Il y a toujours une étincelle de supplication dans ses prunelles quand la Mort vient le cueillir. Oh, très brève dans certains cas… Mais elle est là, signe irréfutable que l’homme est et restera ce qu’il a toujours été : un être humain comme un autre. Mais par-dessus tout, un monstre.
***
Hésiter ne faisait pas partie de ton caractère. Tu étais fonceur, tu aimais prendre des risques dans la vie, relever des défis. Et ce que tu te préparais à accomplir reposait dans ta jolie tête depuis plusieurs années. Plus exactement, depuis ta fugue. Ta fugue, ta libération.
Tu n’étais qu’un enfant. Un pantin, un jouet, une inutilité. Tes parents ? Ils faisaient figure de décoration dans la maison. Ils agissaient comme si tu n’existais pas. Si par mégarde, ils t’adressaient la parole, ils se giflaient aussitôt. Parfois, ils se plaignaient : « Ah, grands dieux ! Si seulement nous n’avions pas autant honte de toi ! Nous pourrions aller te porter à l’orphelinat sans crainte de se faire juger ! ». Dans ces cas-là, tu essayais tant bien que mal de garder un visage impassible. Au début, c’était difficile. Une larme, traîtresse, coulait sur une de tes joues cadavériques, bientôt suivies par une myriade. Tu ne comprenais pas, tu ne comprenais rien. Qu’avais-tu donc fait de mal qui mérite un tel calvaire ? Jamais tu ne trouveras réponse satisfaisante. Mais au fond, avait-ce une si grande importance ? Tes parents ne t’aimaient pas. Peut-être ne t’avaient-ils jamais chéris. Peut-être que ta naissance était maudite. Tu grandis, pourtant. Malgré les persécutions dont tu étais victime au sein des petits gangs d’enfants de Tingapour, tu grandis, oui. Tu avais refoulé tous tes sentiments et tes émotions, ne gardant qu’amertume, douleur et amour. Aimais-tu tes géniteurs ? Oui. D’un amour désespéré. C’est pourquoi, lorsque ton père te gifla parce que tu étais revenu à la maison avec des vêtements en lambeaux, tu souris. Enfin ! Ton père t’accordait de l’attention. Toutes ces années de solitude et d’ignorance allaient peut-être s’achever. Cela était douloureux physiquement, mais comme c’était agréable moralement !
« Sale petit con ! Ta mère et moi travaillons dur et toi ! Toi ! Toi, tu nous ramènes ces loques ! Mais que vont penser les voisins ? »
« Papa… »
« Tu imagines ? Ils vont nous croire pauvres ! Pauvres ! Misérables ! Par ta faute ! »
« … je… »
« Tu nous couvres de honte, une fois de plus, fils indigne ! Mais non… non… Tu n’es pas mon fils. Tu es… »
« … t’aime… »
« TU ES UNE CHOSE !
« JE T’AIME PAPA ! »***
Face à la souffrance, il y a deux options : s’y soumettre ou lutter de toutes ses forces contre elle. C’est de ce choix personnel que se sépare l’humanité entière : d’un côté, les faibles, de l’autres, les forts. Les dominés, les dominants. Les victimes, les bourreaux. Chaque être humain a le choix, dès sa naissance. Accepter la souffrance. Ou ne pas l’accepter.
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Pleine lune. Lumière blafarde, cauchemardesque, qui dominait les ténèbres. Silence qui assourdissait tes tympans. Ta robe rose traînait par terre. Tes cheveux, humides et plaqués sur ton front moite à cause de la pluie de tout à l’heure, cachaient une bonne partie de ton visage. Un léger rictus déformait tes traits habituellement si impassibles à l’idée de faire ce que tu aurais dû faire depuis des années. Quelle erreur de t’être enfui en laissant ton passé intact, brûlant de douleur. Inachevé. Cette nuit, tu allais écrire le dernier chapitre. Au précédent, tu étais un jeune homme incompris et persécuté. Au suivant, tu serais une jeune femme assoiffée de vengeance. Tu avais essayé de les aimer. Tu les avais d’ailleurs réellement aimés. Mais maintenant, tu connaissais le vrai amour, ce sentiment si complexe. L’admiration, la dévotion que tu portais à ton maître, Magister, était sans limites. Lui aussi avait, sans nul doute, souffert autrefois. Il était comme toi, au fond. À ton instar, il ne possédait plus de prénom, ni de nom. Un simple surnom. Et une haine féroce, dévorante, que le seul le sang versé pouvait assouvir. Vous vous ressembliez tellement… tellement. Que ton maître ne t’aime pas autant que toi tu l’aimais était peu important à tes yeux. Tant que tu pouvais le satisfaire, tu étais content. Et tu le satisfaisais. Chaque mission qu’il t’ordonnait de faire, tu la réussissais haut la main. Ta magie était faible, mais ta dextérité avec les couteaux était impressionnante et dangereuse.
Tu cessas de marcher. Toujours aucun son. Et aucun mouvement dans les arbres, ni dans les buissons. Immobile, tu saisis un de tes nombreux et variés couteaux dans ta poche intérieure et le glissa dans ta manche. Parfait. Tu te remis à avancer, lentement, prêtant attention à tout bruit susceptible de provenir d’une bête sauvage. Il y en avait tant, dans le coin… Tu réussirais sans peine à la neutraliser, mais non sans alerter les habitants du coin ; or, tu misais beaucoup sur l’effet de surprise. L’herbe mouillée était avantageuse pour toi : elle absorbait en quelque sorte tes pas. Avançant toujours avec maintes précautions, tu arrivas à une partie de la forêt où les branches des arbres pliaient quasiment jusqu’au sol. Te déplaçant furtivement dans cet amas de serpents emmêlés, tu parvins à distinguer en plissant les yeux les traits de la maison en bois que tu cherchais. Elle n’avait pas changée depuis ton départ. Toujours aussi petite, aussi isolée, aussi laide, aussi horrible.
Tu passas ta langue sur tes lèvres sèches. Tu mourrais de soif. Si tu te souvenais bien, à un kilomètre ou deux d’ici, il y avait une petite rivière. Une fois ta vendetta accomplie, tu irais te désaltérer. Tu allas à l’avant de la demeure. La porte, devant toi, semblait t’attendre. Tu te forças à sourire et gaiement, tu frappas deux fois. Tu comptas quelques secondes puis on t’ouvrit. Un grand homme barbu et en apparence de fort mauvaise humeur se tenait devant toi. Nullement intimidé, tu reconnus sans difficulté celui qui t’avait jadis giflé il y avait de cela plusieurs années. Celui qui te jetait des regards noirs quand tu osais apparaître dans ton champ de vision. Celui que tu appelais « papa ». Ton bourreau.
« Oui ? » grogna-t-il, impatient.
« Bonsoir Monsieur », geignis-tu, de ta voix efféminée.
« Je me suis perdue dans la forêt, pourriez-vous me dire où se trouve Tingapour s’il vous plaît ? »
« C’est stupide de ta part, petite », ricana l’homme.
« Mais bon, tu ne pratiques sûrement pas la magie, étant donné que tu as réussi à t’égarer dans ces bois et que tu ne sais pas comment rentrer chez toi. Tu peux entrer te sécher si tu veux, il a plu »
« Oh, merci, Monsieur, vraiment ! »Tu savais que ceux que tu avais autrefois considérés comme tes parents avaient en grande aversion la magie, tu n’avais jamais su pourquoi. L’image d’une fille perdue, désespérée et sans magie en forêt les séduirait et ils seraient moins méfiants à ton égard. Sans attendre, tu entras et l’homme referma la porte. Tu reconnus avec un léger sourire la vieille cheminée de briques rouges, traditionnelle, puis la chaise berçante sur laquelle une femme d’âge mûr lisait un livre. Celle que tu avais prise pour ta mère. Ses longs cheveux blonds tombaient en cascade sur ses épaules. Elle leva les yeux à ton arrivée et te fixa de ses grands yeux bleus.
« Georges, de qui s’agit-il ? »
« Une jeune fille qui s’est perdue en forêt, Sarah », répondit ledit Georges en posant une main rassurante sur ton épaule.
« Je ne lui fais pas confiance », déclara-t-elle après un moment de silence.
« Ce pourrait être une espionne, ou une sorcière ! »
« Allons, ma chérie… Regarde-la. Cette petite n’a besoin que de soins… et de vêtements chauds aussi ! », rigola-t-il.
Tu n’arrivais pas à y croire. Pour la première fois de ta vie, tu entendais cet homme-là
rire. Haussant les sourcils, tu compris ce que signifiaient ses paroles : tu allais devoir te changer, sans quoi cela passerait pour suspect. Or, toutes tes armes se trouvaient dissimulées dans les poches de ta robe. Et il était hors de question d’abandonner à ces persécuteurs le cadeau de ton premier amour. Flûte, tu n’avais pas prévu cela ! Tu allais devoir improviser.
« Euh… Oui, des vêtements chauds s’il vous plaît… », demandas-tu timidement.
« Nous en avons… », assura chaudement Georges.
« Mais nous ne te les prêterons pas », coupa froidement Sarah, toujours assise.
« J’ai une couverture pour toi » déclara l’homme, ignorant superbement sa femme.
Sur ce, il alla dans une autre pièce – la chambre qu’il partageait avec sa femme – et revint presque aussitôt avec une gigantesque couverture de laine beige dont il t’abrita.
« Merci Monsieur », murmuras-tu, feignant la timidité.
« Tiens, viens te réchauffer près du feu, petite »Tu obtempéras. Fort heureusement, tu n’aurais finalement pas à te changer, tu bénissais l’hostilité de ta prétendue mère ! T’asseyant à même le dur plancher, en tailleur, la couverture sur tes épaules et ton dos, ton regard se perdit dans les méandres des sensuelles flammes.
***
Un être humain qui accorde sa confiance à un autre de son espèce est un sot. Il ne sait pas se méfier. Il ne peut qu’être perdant dans le jeu. Un être humain qui n’accorde pas sa confiance à un autre de son espèce est un intelligent. Il sait se méfier. Il ne peut qu’être gagnant dans le jeu.
***
Le cœur léger, tu fermas la porte de la maison en bois. Tu la regardas un moment, impassible. Tu étais en piteux état, mais terriblement soulagé. Tu t’éloignas, te retournas, puis fit appraître un Élémentaire de feu. Tu lui ordonnas de brûler cette maison. Il lécha l’alléchant bois et se mit à littéralement le dévorer. Satisfait, tu tournas les talons. Ta besogne avait été accomplie. Tes bourreaux avaient payé. Ta vengeance avait été parfaite. Mais étais-tu réellement heureux ? Satisfait, ça oui. Mais heureux ?
Non.