Strangers [Antimée]

        Assise en tailleur sur son tabouret, le regard perdu dans le vague, un verre d’alcool fort à la main, l’Edrakin s’ennuyait. Cela faisait bien des jours qu’elle n’avait pas eu la moindre petite aventure. Elle espérait combler le vide de la routine dans l’alcool. Une petite rencontre avec un ou une inconnue ne lui ferait pas de mal. Pas du tout, même. D’une voix ronchonneuse, elle appela le barman pour lui recommander un verre. Celui-ci ne la regarda même pas : il semblait en grande discussion avec une espèce de grande perche à la fourrure noire. Une espèce de femme-lion, à l’épaisse crinière de platine, aux reflets violet irisés. Elle avait un regard enjoué, pour une meuf qui trainait dans un bistrot miteux de Tingapour à trois, quatre heures du matin. Manifestement agacée qu’on l’ignore, Antarès descendit de son tabouret pour s’approcher de l’inconnue et du serveur. Personne ne l’ignorait impunément ! « Hé. Je vous ai appelé. Un autre. » Sa voix se fit très sèche. Elle claque son verre vide sur le comptoir et s’installa à côté de la grande perche. « T’es pas du coin, toi, je me trompe ? » Elle la fixa avec une attention particulière. Elle ne semblait pas déstabilisée le moins du monde, ni par son apparence, ni par son comportement. Chose étrange. Et très rare. Sa gueule à elle, par contre, ne lui revenait pas. Trop joviale. Trop enfantine, alors qu’elle devait avoir quoi, la trentaine ? Et qu’il était déjà tard, et que tous ceux présents dans cette taverne mourraient d’insomnie. « Alors dis-moi, ma cocotte : qu’est-ce qu’une lionne peut bien foutre dans un bar miteux pareil par cette heure tardive ? »

        Les élucubrations nocturnes avaient menées Mérimée dans un bar moisi du centre de Tingapour. Cela faisait quelques semaines qu'elle résidait à la capitale, et elle détestait cela. Au début, ce ne devait être que l'histoire de quelques jours. Puis son contact l'a abandonné, et elle a été contrainte de prolonger son séjour d'une semaine, puis deux, puis trois... La Salterens n'en voyait pas le bout. C'en était pénible. Dans cette cité, elle avait le sentiment d'être constamment oppressée non seulement par les autorités mais aussi par les médias, les publicités… Il fallait toujours faire bonne figure, être diplomate, amical, ou tout du moins respecter autrui, même quand il s’agissait des pires énergumènes. C’était particulièrement épuisant à son goût. Ses projets semblaient ces derniers temps voués à l’échec ; pas mal de ses contacts l’avaient laissé en plan, elle n’avait jamais l’impression d’avancer et personne ne l’écouterait tant qu’elle agirait seule. Alors, pour se distraire, elle prenait du plaisir à se rendre dans les endroits les plus humbles, à venir à la rencontre des personnages les plus curieux des quartiers les plus reculés. Ce soir, elle avait découvert ce bistrot par le bouche à oreille. On lui avait dit qu’en dépit de son apparence insalubre, ils servaient une des meilleures bières locales, issue de l’agriculture biologique, et qu’elle était brassée à l’ancienne, sans aucune magie. C’était là ce qu’elle était venue chercher ce soir. Puis elle avait entamé la conversation auprès du patron, qui s’était avéré être un thug plein d’entrain et motivé à mener son business jusqu’au bout, même si il n’avait pas récolté jusque là un franc succès et qu’il n’avait donc pas les moyens de retaper son enseigne. La batarde politique éprouvait une grande admiration pour ces individus indépendants. Mais quand une espèce de felin – une comparse salterens ? Nullement, elle avait la peau violacée, ou verdâtre, c’était difficile à définir sous la lueur des néons, une absence manifeste de museau, et sa queue était bien plus volumineuse, comme celle d’un renard géant. En outre, elle était petite et frêle. Mérimée se sentit légèrement curieuse, dans le mauvais sens. Elle avait un air absolument charmant, mais elle jurait comme un gros porc et semblait très rustre avec l’admirable tavernier ; ce n’était pas à son goût.   « Non, je viens du désert de Salterens. » Retorqua t-elle d'un air renfrogné. « Toi, dis-moi. Qu'est-ce qu'une petite sotte mal élevée comme toi fait ici à cette heure ? Tu t'es enfuie de chez tes parents ? Tu veux qu'on les cherche ensemble ? » Enervée, elle se retourna vers le brave homme qui était parti la servir pour l'interrompre. « Ne la servez pas, elle doit être mineure. »

        Une mineure ? Elle se prenait pour qui la grande conne au museau noir, là ? « J’ai vingt-cinq ans, pétasse. » L’Edrakin se tourna vers le tavernier, confus, qui ne savait qui écouter. Qu’est-ce qu’elle était venue foutre là, déjà ? Faire des rencontres hein ? Cool. Cool. Super, jusque là, tout roule. « Servez-moi au lieu de me mater le blanc des yeux comme un hurluberlu. Et je veux juste savoir de quoi vous causiez avec tant d’enthousiasme dans un bar aussi miteux à trois heures du matin, c’est trop demandé ? J’me fais chier. » Elle balaya la petite salle du regard, mais ne vit pas un rat. Un soupir rauque s’échappa de ses lèvres. Coincée avec ces deux clampins, ou elle passait la nuit seule. Elle préférait encore une bonne baston qu’une nuit d’ennui total. Bon, certes, elle admettait, elle n'était pas super, super douée avec le social. Le contact, c'était pas son truc. Quand elle sortait, en général, déjà, c'était pas dans un bar miteux, c'était dans des endroits bien plus classes, avec bien plus d'ambiance. Ensuite, elle draguait bien plus facilement qu'elle ne faisait la conversation pour sympathiser. Du coup, elle avait un peu du mal. Mais de dire qu'elle était mineure ! Bonne grosse blague. Ha. Ha. Très drôle. Et c’est à ce moment qu’elle remarqua un bouquin trainer derrière la lionne. La couverture était d’un vert profond, et le titre, quelque chose à voir avec les sciences politiques, ne lui disait rien du tout. « Tu fais quoi dans la vie ? Ambassadrice, ministre, un truc dans le genre ? C’est la politique qui te branche ? Moi ça m’ennuie, d’essayer de refaire le monde. » Le pauvre homme, coincé entre la charmante et la carnassière, servit avec méfiance l'Edrakin et se retira dans sa cuisine sans un mot.

        L’ignoble créature était d’une grossièreté à faire peur. Même du haut de ses prétendues vingt-cinq années, elle avait la mentalité d’une gamine. Cela dit, Mérimée ne put s’empêcher, de par son cœur tendre, de se dire qu’elle s’ennuyait simplement, et qu’elle ne devait juste pas être très douée avec autrui. En outre d’avoir un ego surdimensionné. Restant tout de même sur ses gardes, et prête à se défendre à la moindre insulte de trop, elle répondit tranquillement, finissant par la même occasion son fond de bière qui, définitivement, était à tomber. « Je mène des idées. C’est de ça qu’on parlait. J’ai dans l’idée que les dirigeants d’Autremonde ne sont que trop bien nichés dans leurs cages dorées et n’écoutent personne, alors que c’est au peuple de diriger le pays. » Elle regarda sa nouvelle interlocutrice dans le fond des yeux. C’était bizarre, ça, de ne pas effrayer quelqu’un. Habituellement, sa taille et sa fourrure noire comme le charbon en effrayait plus d’un. Elle avait déjà eu beaucoup de mal à brancher le tavernier. « Pourtant, ça semble pertinent, de refaire le monde, quand il ne tourne pas rond. Non ? »