TABLE DE KEYLO

OK, un speed-dating, ça ressemble un peu à une solution désespérée dit comme ça. Mais pas du tout. Je suis là par simple curiosité, vous voyez. À la cool. Et puis avec un peu de chance, Hyacinthe va venir.
D'ailleurs ça commence très bien. Regardez ma table, n''est-elle pas magnifique ? Et ce pouf est super confortable. Non franchement, ça va être sympa. Et puis peut-être qu'il y en aura une ou deux pour me passer son numéro.

...Putain. Alex. Qu'est-ce que tu fous là.

Mon expression ahurie se détend vite en un sourire mi-amusé, mi-résigné.

- Dégage de ma table, c'est réservé aux jolies demoiselles !

Au secours, ce mec aurait l'âge d'être mon père et non seulement il me fait du chantage, mais en plus il me drague.

- Non, en vrai, ça fait plaisir de te voir. Qu'est-ce que tu fiches ici ?

- Candice ? Depuis quand elle a besoin de ce genre de trucs pour ça ?

D'habitude, elle se débrouille très bien toute seule pour trouver des pauvres âmes à draguer et/ou à insulter. (C'est au choix, parfois même il y a la formule tout-en-un.) Je tends le cou avant de l'apercevoir, perchée sur un trône en or massif. Okey, les organisateurs ont su saisir très vite sa personnalité. Pas difficile, en même temps, il parait qu'elle est connue en tant qu'égérie d'une marque de petites culottes.

- Donc tu es là en papa poule ?

En y réfléchissant, c'est vrai qu'elle m'envoie moins chier que d'habitude. Il se passe des choses entre ces deux-là que j'ignore. Tant mieux pour eux, j'imagine. Si ça peut aider Candice à être moins agressive envers les autres et envers elle-même, moi, je suis content pour elle.
Je souris à Alex qui change déjà de table, pas très certain de la tournure que va prendre cette soirée. Je suis quand même confiant, ça s'engage bien. J'espère que mon prochain visiteur sera une de ces jolies demoiselles qu'il m'a promis. Je plie une jambe et la pose sur mon autre cuisse, m'installant à mon aise.

Ma bouche s'ouvre en grand. Non. Je veux dire ouais, casse-toi, vite. Je me rends compte que je ressemble à un poisson et je referme la bouche avant de lui crier tandis qu'elle s'éloigne :

- STALKEUSE, VA !

Je lui jette des regards furieux depuis ma table dont le fauteuil est désormais vacant. Bordel mais c'est la réunion des abrutis aujourd'hui ou quoi ? Non OK, Alex est pas un abruti, mais y a que des gens que je connais. Et même si la fille en question n'est pas un laideron, son statut de connasse infernale lui enlève tout ce qui aurait pu être joli en elle.

Piqué dans mon orgueil, je lui réponds du tac au tac :

- Mais ta gueule tu peux parler, t'as déjà deux mecs toi ! TRAINÉE !

Je crie le dernier mot pour qu'elle m'entende avant de se barrer comme une lâche. Bien envoyé ! Ha ! Je suis content de moi. Maintenant, les autres tables nous regardent un peu bizarrement. C'est vrai qu'on a gueulé, mais c'est de sa faute, aussi.

J'ai eu très peur pendant un moment. J'ai aucune envie d'engager un combat ici, au milieu de tout ce monde. Sauvé par le vigile. Je laisse échapper un "pfft" dédaigneux, en réponse à son majeur. Comme si j'étais impressionné.

Cette fille a un sérieux problème, sans déconner. Elle trompe son mec, elle devrait pas être choquée que je la traite de trainée. On est pas chez les elfes, ici.

La prochaine a intérêt à être jolie et sympa. Et pitié, faites que je ne revoie pas l'autre demeurée de la soirée.

Les dieux existent. Sinon, ils ne m'auraient pas envoyé Hyacinthe C. Grimm. Si vous m'entendez, merci beaucoup, je vous solliciterai plus souvent à partir de maintenant !
Il faut juste que je prenne garde à ne pas bafouiller, rougir ou me rendre ridicule de quelque manière que ce soit.

- Oh. Euh. Mes salutations aussi. Moi non plus, écoute, mais là ça fait quand même mon troisième visage familier sur trois visiteurs, tu vois... Je veux dire, vous voyez. Euh, tu veux pas qu'on se tutoie ?

Ne pas rougir, ne pas rougir, ne pas rougir.

- C'est juste que c'est plus simple, c'est pas comme si on se connaissait pas. Après si ça te gêne c'est pas grave, c'est juste, voilà, faut rien y voir de... Je suis pas là pour ça. Et toi, comment ça va, depuis... la dernière fois ?

J'ai l'air complètement idiot, à m'embrouiller dans mon discours comme un adolescent. En plus, j'ai beaucoup de mal à la regarder en face. Quand je croise son regard, je ne peux pas oublier que j'ai été dans ce corps. C'est tellement gênant. J'espère qu'elle ne l'a pas retrouvé en trop mauvais état. Et si je l'avais abîmé ? Je suis un imbécile, je n'aurais pas dû le lui rappeler. Je suis sûr que je suis en train de rougir.
Hé, mais attendez, c'est elle qui rougit ! Peut-être qu'elle a froid ? Non, je suis bête, on est à l'intérieur. J'avais oublié qu'elle était aussi timide. C'est adorable.

Drôle de fille, quand même. Peut-être qu'elle est née dans un château, si elle n'a pas l'habitude de tutoyer les gens. Rien ne m'étonnerait, venant d'elle.

- Je suis quand même bien content d'avoir retrouvé mon corps. Surtout qu'avec quelqu'un comme Candice... bref. (Pas envie de m'étaler sur ce qu'elle a pu faire avec mon corps.) Sinon, la mienne est pas mal mouvementée en ce moment. (Elle sait que je suis Sangrave, mais je ne peux pas trop lui en dire, au cas où quelqu'un nous écouterait.) Disons que je prends beaucoup de risques contre mon employeur.

Je suis un boss ! Pour la peine, je prends un nouveau risque : celui de la regarder dans les yeux. Maintenant, grâce à ma finesse légendaire, elle sait que je travaille en vérité contre les Sangraves et donc que je ne suis pas un salaud.

C'est l'invitation la plus touchante que j'aie jamais entendu. Plus jamais je ne me moquerai des gens qui vont à des speed dating. Mais la clochette a sonné, elle s'en va déjà. Il faut que je lui dise un dernier mot, n'importe lequel. En la regardant dans les yeux et sans bafouiller.

- Jamais visité, mais ça m'a l'air d'être un pays magnifique. C'est très gentil de ta part. Bonne soirée !

Ça y est, mon cœur a explosé. Il était déjà au bord du détraquage au moment où elle m'a souri. Il faut dire qu'elle a de très belles dents. Elles brillent comme les ampoules chatoyantes d'un garage incandescent.