~Paradise comes at a price that I am not prepared to pay~
Zwei, par un étrange phénomène, était contente.
Légère.
Cette journée, bien que profondément inhabituelle, s'était avérée extrêmement productive. Il lui faudrait cependant s'occuper de quelques Sangraves gênants sous peu; les idiots qui avaient mis la tête de la petite à prix n'allaient pas tarder, malgré leur lenteur caractéristique, à lui demander des comptes; maintenant qu'Aelys était devenue sa partenaire de jeu, il était tout à fait hors de question que ces malotrus, tout pleins de ressources utiles qu'ils soient, fassent du mal à son Alice personnelle. À présent, la jeune femme était sous sa protection féroce, et Zwei se réjouissait d'avoir rencontré un tel joyau. Cependant qu'elle retirait son chapeau haut de forme avec des manières d'aristocrate, la dangereuse hybride offrit son sourire le plus étincelant, tandis qu'elle entrait dans le café avec la démarche haute d'un parvenu. Cependant qu'elle se dirigeait dans la même dynamique vers une table lointaine , ses yeux s'agitaient furieusement, sous quelques mèches de ses cheveux noirs, détaillant vélocement les lieux. Il ne lui fallut pas plus que quelques secondes pour remarquer que l'individu qu'elle cherchait n'était pas présent: sans se démonter de son sourire, elle s'arrêta immédiatement en route pour s'asseoir agilement à la table la plus proche. Puis, réfléchissant quelques instants, elle évolua strictement ses différentes hypothèses : jetant son dévolue finale sur un petit emplacement calme et éloigné, elle se releva dans la seconde et rejoignit la table où Gray Luros avait savouré son temps une demi-heure auparavant.
Zwei se retint de soupirer: elle n'aimait pas l'admettre, mais il était fort possible que son intérêt pour Aelys ne lui ai fait quelque peu perdre de sa rigueur temporelle. À moins que son amour de toujours pour les déguisements extravagants ne l'ait, une fois n'est pas coutume, quelque peu desservi? Desserrant d'un peu le ruban qui lui faisait office de cravate, et déboutonnant les premiers boutons de sa redingote, elle appuya un regard aimable mais insistant sur la serveuse qui nettoyait en vitesse de quelconque pièces de vaisselle derrière le comptoir. La femme, jeune, au corps sec et osseux, se mit à rougir. S'emparant vivement d'un carnet de note, elle s'empressa de la rejoindre, non sans jeter à mi chemin un coup d’œil derrière son dos, effrayée à l'idée que son patron ne l'ait vu faire attendre une cliente. Zwei, accoutumée du fait que les serveurs utilisaient normalement des sorts pour retenir les commandes, étudia rapidement les raisons d'existence de ce carnet; les signes de nervosité et de petitesse du caractère lui ayant sauté aux yeux dès son entrée, elle n'eut qu'une idée: Commère.
Quand elle fut à sa hauteur, la serveuse ramena anxieusement une mèche de cheveux derrière son oreille, tout en s'enquérant de sa commande. Zwei renifla un grand coup, puis deux, puis trois, faisant mine de réfléchir. Plissant finalement les yeux, elle décida:
-Un thé Oolong, je vous prie.
La femme leva le nez hors de son carnet, piquée de surprise:
-Oh, c'est amusant, le jeune homme de tout à l'heure a pris a même chose que vous. Il était assis ici lui aussi.
L'odorat de Zwei ne l'avait pas trahi. Rougissante, la bavarde détourna les yeux, trop consciente que ses remarques n'avaient jamais intéressé, et n'intéresseraient jamais personne. Seulement cette fois-ci, à son agréable surprise, la jeune serveuse reçut une réponse favorable à sa volubilité.
-Ah bon? Voilà qui est curieux. C'est un habitué?
L'employée hésita quelques instants à lui répondre, puis devant l'attente implacable de Zwei, céda:
-Oh, oui, il vient ici fréquemment.
Elle jeta un coup d'oeil inconscient à son petit carnet, puis le rangea sommairement entre le cordon et la robe de son tablier.
- À vrai dire, il vient tellement souvent qu'on crédite automatiquement ses consommations, reprit elle de sa voix fluette, terminant sa phrase sur un petit rire de circonstance gêné.
Zwei rit avec elle.
Ts. C'était presque trop facile.
-Enfin, vous savez, les grands esprits ont leur petites habitudes, hu? Il est toujours ici, à griffonner des notes dans un cahier en buvant son thé, au calme.
De l'arrière salle, une voix grasse et autoritaire rappela la serveuse à ses devoirs: plus loin d'autres clients attendaient la délivrance de leur commande. À cet aboiement patronal, elle sursauta violemment. Avant de s'en aller, elle se pencha une dernière fois vers Zwei, se parant soudain d'une attitude prudente et secrète. À ce mouvement, un pendentif s'échappa de son décolleté.
-Si vous êtes intéressée, vous devriez passer après demain, un peu plus tôt, peut être que vous le croiserez.
Là dessus, elle lui fit un clin d’œil entendu. Si la mièvre naïveté de la serveuse commençait à la fatiguer dangereusement, l'anarchiste n'en laissa rien paraître. Faisant mine d'être soudain prise d'intérêt par son collier, Zwei saisit le pendentif d'une main et le porta à hauteur des yeux, captant l'attention de la serveuse; de l'autre main, un simple mouvement suffit à déloger le carnet et à le faire atterrir silencieusement sous la table.
-Très joli collier, fit elle avec un sourire candide. Oh, pardon, ne vous retardez pas pour moi, et...
Elle chuchota malicieusement.
-... Merci pour l'info.
Toute contente, l'employée de café lui rendit son sourire et se replongea corps et âme dans son service, lui promettant de lui apporter son thé au plus vite.
Zwei attendit d'être sûre que l'hurluberlu ne redirigerait plus son regard dans sa direction: récupérant le petit carnet sous ses pieds, elle le feuilleta rapidement. Elle ne put s'empêcher de ricaner. Voilà ce qu'on pouvait appeler du commérage de haut niveau. Des informations sur tous les clients, mais pas que. De petites notes pointues sur tout à tas d'autres individus, de sa vieille tante Erla à son voisin cocu. Sortant de sa poche une boule de cristal high-tech, elle scanna l'intégralité du petit livre en l'espace d'une seconde, puis rangea sans attendre son précieux gadget. Ha. Ce qu'elle aimait ces petites sucreries gratuites que lui offrait la vie. Elle replaça le carnet par terre.
La serveuse lui servit son thé avec une bonne humeur impeccable: puis elle paniqua une seconde en voyant sa fâcheuse possession sur le sol. Affectant que sa gêne n'était dû qu'à celle de sa maladresse, elle le récupéra promptement, ignorant que son contenu avait été intégralement copié. Elle adressa quelques mots auxquels Zwei ne prêta qu'une vague attention, juste assez pour répondre de manière adaptée: saisissant la tasse du bout de ses doigts blancs, elle savoura longtemps les volutes aromatisés avant d'y plonger les lèvres, les yeux fermés sur le plaisir des sens. Son esprit flottant, elle songea à Aelys, sa tasse brisée, puis, de fil en aiguille, en vint à regretter de ne pas être arrivée plus tôt: le thé était toujours plus savoureux, partagé en bonne compagnie.
Une alerte de sa boule de cristal la sortit de sa transe olfactive. Hm. Les envies de meurtre. Piochant l'objet de sa contrariété dans la poche de sa longue veste noire, elle y jeta un oeil suffisant et irrité: puis sourit. Soit. Il était temps d'y aller. Elle satura sa gorge de thé brûlant, s'amusant de la certaine satisfaction qu'il y avait à dévorer plutôt que déguster; enfin, elle reposa la tasse vide dans sa coupelle.
Se levant, elle se dirigea au comptoir, et lança à un patron occupé à compter des crédits:
-J'ai entendu dire que vous faisiez dans les paiements automatisés, pour vos habitués? Ça m'intéresse; je compte revenir ici souvent.